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Tous les nomades numériques après le confinement ?

mai 24, 2020

Si pour certains l'endiguement est un mauvais remake du Groundhog Day, pour d'autres, cette période de distanciation forcée a sonné comme un doux moment de pause, loin des préoccupations professionnelles habituelles. Parmi eux, il y a une part de néo-télétravailleurs qui découvrent un nouveau mode de vie, où le travail n'est plus corrélé à un bureau fixe, où les horaires deviennent flexibles, et où le temps gagné est réinvesti dans des activités jugées plus bénéfiques pour le bien-être personnel. Si tout le monde n'est bien sûr pas égal face au télétravail, ne serait-ce qu'en raison des conditions dans lesquelles il est pratiqué, et de la possibilité même de pouvoir le faire, nous avons néanmoins voulu savoir ce que cette crise révélait de notre attachement à notre lieu de travail, et les perspectives qu'elle ouvrait à la notion de mobilité professionnelle. Aurons-nous toujours besoin d'aller travailler dans un bureau ? Va-t-on assister à une montée du nomadisme numérique ? Pour le savoir, nous nous sommes basés sur une étude française auprès de personnes dont l'enfermement les a poussées à repenser leur mobilité professionnelle, et nous partageons quelques échanges avec des experts du sujet, dont le sociologue Jean Viard, directeur de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po Paris.

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Les grandes villes sont de plus en plus boudées

  • La possibilité de ne plus vivre à proximité de son lieu de travail

S'il y a une chose que les gens ont découvert avec le confinement, c'est qu'il était effectivement possible de travailler à distance, parfois pour le meilleur. Je me dis depuis quelque temps que dans 3-4 ans, j'aimerais déménager de Paris, analyses Jeanne, event manager. Mais travaillant dans le secteur de l'événementiel, j'ai toujours pensé que cela impliquerait nécessairement un changement de métier. Mais pendant le confinement, on a été obligé de repenser notre métier, on fait plus d'événements en ligne, je fais de plus en plus de stratégie et de moins en moins d'opérationnel et je commence à me dire qu'en fait je pourrais tout à fait venir à Paris un ou deux jours par mois, et le reste du temps travailler à distance.

Selon Jean Viard, Jeanne ne serait pas la seule dans ce cas. Selon le sociologue, cette expérience inédite de recours au télétravail de masse renforce les signaux faibles, qui, s'ils étaient déjà présents avant la crise, sont en passe de devenir incontournables. Et parmi eux, l'aspiration à vivre en dehors des villes : Plus de 60% des cadres parisiens rêvent de vivre dans une petite ville ou à la campagne, à une ou deux heures de la métropole. Le mouvement existe depuis un moment : les gens quittent les villes, Paris perd en moyenne 10 000 habitants par an, et la population rurale augmente plus vite que la population urbaine. Mais aujourd'hui, nous assistons à une fracture numérique. Elle était déjà entrée dans la vie des gens, mais nous nous dirigeons maintenant vers une véritable société numérique, où nous pourrons organiser des réunions et des émissions à distance sans avoir à nous déplacer.

Le mouvement est amorcé depuis un certain temps : les gens quittent les villes, Paris perd en moyenne 10 000 personnes par an, et la population rurale augmente plus vite que la population urbaine. Jean Viard, sociologue

Si beaucoup de Français rêvaient déjà de vivre plus en contact avec la nature, cette période de télétravail imposée rend cette possibilité de plus en plus concrète. Laure, journaliste de presse écrite actuellement cantonnée en Bretagne, se projette de plus en plus dans ce modèle : J'ai toujours vécu à Paris, et je suis arrivée à saturation. Quand je vois mes amis qui vivent en dehors des métropoles, nous n'avons pas la même qualité de vie. Avec l'enfermement, je consomme moins, je me rends compte que ça ne me manque pas et je me dis que le prix à payer pour vivre dans une grande ville est peut-être trop élevé par rapport aux avantages. Petit à petit, on se rend compte que l'on est trop loin de la nature. En plus, depuis la Bretagne, je ne mets que 2h15 pour aller à Paris : est-ce que ça vaut la peine d'y vivre toute la semaine ? "

Et quand on sait que les bienfaits de la nature sur la productivité et la concentration ne sont plus à démontrer, cela devrait aussi faire réfléchir les entreprises qui ont tout à gagner à économiser de l'espace de bureau.

Un lieu de travail qui devient multiple

  • Le nécessaire maintien du lien social

Si le bureau en tant que lieu de travail fixe semble de moins en moins nécessaire, le travail à domicile n'est pas la panacée pour tous. En effet, pour Aurore Flipo, sociologue spécialisée dans les questions de mobilité et de stratification sociale, le travail à domicile est loin d'être évident, et la distinction entre espace professionnel et espace personnel reste importante : Je ne suis pas sûre que l'importance du lieu de travail disparaisse à cause de cette crise explique le chercheur. Je ne suis pas sûre que l'importance du lieu de travail va disparaître à la suite de cette crise, dit-elle. Mais l'un des inconvénients majeurs du télétravail est l'absence, ou la quasi-absence, de liens sociaux. D'où la multiplication des lieux de coworking, qui retravaillent la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle et permettent de maintenir des liens sociaux." Une vision partagée par Nathanaël Mathieu, cofondateur de la plateforme Néo-nomade. "Le travail à domicile peut se développer, mais les espaces de coworking ont encore de beaux jours devant eux, ne serait-ce que parce que nous avons besoin de nous sociabiliser, corrobore-t-il dans une interview accordée au magazine Usbek Rica. On ne va pas désaffecter nos espaces de travail du jour au lendemain, il va falloir que cela se fasse dans une forme d'équilibre.

Le travail à domicile a beau se développer, les espaces de coworking ont encore de beaux jours devant eux, ne serait-ce que parce que nous avons besoin de nous socialiser Nathanaël Mathieu, cofondateur de la plateforme Néo-nomade.

Plutôt que d'investir l'espace domestique, le lieu de travail se réinventerait sous une forme fragmentée, avec des espaces variables allant de l'espace de coworking au domicile, en passant par le café du coin. La distance physique peut donner un certain recul sur un sujet, mais elle a aussi ses limites, observe Laure, la journaliste. L'expérience du télétravail me fait moins peur aujourd'hui, dans le sens où j'ai moins peur d'être isolé qu'avant. Mais pour la concentration, c'est parfois compliqué. Votre maison devient votre lieu de travail. Il est important d'avoir des lieux dédiés.  Aurore Flipo est du même avis : De manière générale, on observe que les télétravailleurs ont tendance à travailler plus et plus longtemps que lorsqu'ils sont dans un bureau, et il est parfois difficile pour certains d'entre eux de s'arrêter. Le droit à la déconnexion doit être garanti, afin que le travail n'interfère pas avec le temps de repos, explique-t-elle. En effet, pour être efficace, le télétravail doit être effectué dans des conditions adéquates, qui permettent de séparer le privé et le professionnel, même à la maison. Ce qui n'est pas forcément évident pour ceux qui ont des enfants à gérer, qui vivent en colocation, ou qui n'ont tout simplement pas assez de place pour installer un poste de travail. Les deux espaces peuvent alors se retrouver mélangés, et la concentration, comme le note Laure, en est affectée.

 

  • Une émancipation du lieu de travail qui a ses limites

Si le travail à domicile n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît, la nécessité de se rendre au bureau a néanmoins été remise en question face à la crise. Mais qu'en est-il des professions qui n'ont pas d'autre choix que de se rendre au travail ? En ce qui les concerne, la priorité doit être donnée à la proximité, selon Jean Viard. Il me semble qu'il est très possible, suite à la crise, que les gens pensent qu'il est normal de privilégier la proximité entre le domicile et le travail pour les professions qui font tourner les villes, et qui n'ont pas d'autre choix que de se rendre sur un lieu de travail précis. Le sociologue estime que cette crise pourrait être l'occasion de revoir la politique du logement social et de repenser l'attribution des logements sociaux en fonction de la proximité du lieu de travail. "La politique du logement social a toujours été basée sur les revenus, pas sur la géographie, explique-t-il. Mais l'idée que l'allocation sociale devienne une allocation spatiale est un vrai problème. Une infirmière qui doit se rendre tous les jours à Necker devrait se voir attribuer un logement social à proximité.

A l'inverse, la figure du nomade numérique, qui n'a aucune attache et parcourt le monde, ordinateur sous le bras, devrait rester marginale après la crise. "C'est une minorité qui va se rendre compte qu'elle peut être nomade numérique, dit Jean Viard. Cela concerne les métiers où il faut bien connaître ses employés. Si vous connaissez quelqu'un, vous pouvez communiquer très facilement par Skype, etc. Mais si vous ne l'avez jamais rencontré, c'est plus compliqué car à distance, vous n'avez pas tous les codes culturels. A mon avis, cela ne concernera que de petites populations, qui décideront de pousser le nomadisme plus loin. Une réflexion qui fait écho aux travaux de la sociologue Aurore Flipo : On constate que le télétravail est plutôt populaire chez les salariés, quelques jours par semaine. 

Une récente enquête menée par le groupe de conseil en immobilier Colliers International auprès de salariés de 25 pays montre que 71% des personnes interrogées qui n'avaient jamais travaillé à distance avant la crise aimeraient désormais travailler à distance un jour par semaine.

  • Un retour illusoire à la normale

Si deux mois d'endiguement ne suffisent pas à voir l'émergence réelle de nouveaux modes de mobilité professionnelle durable, un retour à la normaleavec une majorité de salariés se rendant chaque jour sur un lieu de travail fixe, semble difficile à poursuivre. Le défi sera alors d'imaginer de nouveaux modes de télétravail, sains et durables. Pour l'instant, les entreprises et les employeurs publics ont surtout réagi dans l'urgence face au télétravail, mais le décontingentement marquera aussi le début d'une réflexion à plus long terme sur une organisation favorisant le télétravail." Aurore Flipo estime. "Cela risque en effet d'être nécessaire pendant longtemps, si l'on en croit les récentes déclarations du gouvernement, qui a indiqué que le télétravail devait être privilégié après la crise. Il faudra donc inévitablement que les réactions d'urgence adoptées dans les entreprises soient remplacées par de véritables stratégies, explique le chercheur.

Des stratégies à long terme qui amèneront nécessairement les salariés à repenser leurs modes de déplacement, en raccourcissant les temps de trajet et en favorisant une mobilité plus en adéquation avec leurs nouveaux modes de vie.

  • Une crise qui va réveiller la conscience écologique

Il va y avoir de nouvelles attentes : les gens vont avoir peur des transports publics, donc utiliser davantage le vélo, la marche et la voiture, prédit Jean Viard. Selon le sociologue, repenser le temps en favorisant le télétravail permettra ensuite de repenser l'espace : les mobilités douces seront encouragées, les pistes cyclables et les trottoirs seront élargis, des relais voiture-vélo en périphérie des villes permettront à ceux qui viennent de plus loin de faire les derniers kilomètres à vélo... Une réduction des déplacements qui favoriserait une relance économique plus verte, autre préoccupation majeure de cette crise.

Il va y avoir de nouvelles attentes : les gens vont avoir peur des transports en commun, donc on va utiliser davantage le vélo, la marche et la voiture, estime Jean Viard.

Car c'est aussi l'une des grandes leçons de cette période de confinement : partout, les taux de pollution baissent, les animaux reviennent dans des zones qu'ils avaient désertées et les gens prennent chaque jour davantage conscience de leur impact sur la nature. "Avec l'avènement du confinement, notre rapport à la nature est en train de changer, explique le naturaliste Grégoire Loïs dans une récente interview sur Enlarge Your Paris. 

Ces longues journées, exemptes de temps de trajet et d'interactions sociales, favorisent la contemplation. Mais dehors, c'est le printemps, c'est-à-dire la ruée et l'effervescence de la reproduction sous forme de graines, de larves, d'œufs. Un spectacle permanent ! En temps normal, il est difficile d'y prêter attention. "Cette situation inédite conduit à resserrer les liens qui nous unissent à la nature, particulièrement distendus dans nos sociétés, ajoute-t-il. Un argument supplémentaire pour accélérer la migration des citadins vers la campagne, revaloriser le télétravail et repenser nos modes de déplacement ? L'avenir nous le dira.